« L’ETRANGE DESTIN DE WANGRIN »

Publié le par simone envoiture

Mon amie Sybile vous propose un extrait magnifique du livre d'Amadou Hampâté Bâ intitulé « L’ETRANGE DESTIN DE WANGRIN ».







Amadou Hampâté Bâ
est un écrivain et ethnologue malien né à Bandiagara, chef-lieu du pays dogon (Mali) en 1900 (ou 1901) et mort le 15 mai 1991 à Abidjan.





" En Afrique chaque fois qu'un vieillard meurt c'est une bibliothèque qui brûle "









La naissance :


C’était  l’époque la plus chaude de l’année, et il faisait plus chaud, ce dimanche là, qu’en aucun des jours précédents. Aussi, quand le soleil atteignit le plein milieu du ciel, toutes les ombres se rétractèrent. Chacune se retrancha sous le pied de l’objet dont elle était issue.
Au maximum de son ardeur, le soleil brillait, luisait et aveuglait hommes et bêtes. Il fit bouillir comme une marmite la couche gazeuse qui enveloppait la terre. Les hommes buvaient à grands traits et suaient à grosses gouttes.
Les poulets, ailes ouvertes à demi, respiraient avec force et  précipitation. Les chiens, langue tirée et flancs battants, ne sachant plus où se mettre, haletaient en faisant la navette entre le dessous des greniers à mil et les maigres abris construits devant les cases. Non loin de ces pauvres bêtes, une femme se débattait dans les douleurs de l’enfantement. Elle se livrait à un va-et-vient ininterrompu entre sa couchette, installée dans un coin de sa maison, et les canaris (vase ou récipient en terre cuite) contenant la provision d’eau, installés un peu plus loin. Elle souffrait de la soif, de la chaleur, et des atroces douleurs qui la tenaient. C’était la mère de Wangrin en travail de parturition. Elle était assistée d’une matrone édentée et chenue. Celle-ci regardait la future maman se tordre comme une chenille arpenteuse sans intervenir autrement qu’en chantant doucement la mélopée matrimoniale enseignée par Nyarkuruba, la déesse de la maternité, et que voici :

« Wooy wooy Nyakuruba : a tinti !
Den wolo manndi Nyakuruba
Den cee den wolo manndi Nyakuruba a tinti!


Waay waay Nyakuruba : a tinti!
Den wolo manndi Nyakuruba
Den muso den wolo manndi Nyakuruba a tinti!

Eeh Eeh Nyakuruba : a tinti!
Den wolo manndi Nyakuruba
Den fla den wolo manndi Nyakuruba a tinti!
Tin bee tinti Nyakuruba a tin tin
Nta tin tinti Nyakuruba a tintin.”


“Wooy wooy (exclamation exprimant la douleur ressentie avec force) ! Nyakuruba presse fort !
L’enfantement est laborieux, Nyakuruba
L’enfantement d’un garçon est laborieux Nyakuruba
Presse fort !

Waay waay (exclamation exprimant la douleur ressentie avec force) ! Nyakuruba presse fort !
L’enfantement est laborieux Nyakuruba
L’enfantement d’une fille est laborieux Nyakuruba
Presse fort !

Eeh Eeh (exclamation de grande surprise. La naissance de jumeaux est une surprise heureuse), Nyakuruba ! presse fort !
L’enfantement est laborieux, Nyakuruba
L’enfantement de deux bébés est laborieux Nyakuruba
Presse fort !
Presse fort les  accouchements Nyakuruba, presse fort !
Presse fort mon travail d’accouchement, Nyakuruba, presse le fort. »

    Ce chant de la vieille femme encouragea la future mère à supporter les coups de tête, de main et de pied que le bébé donnait dans son ventre afin de se dégager du cocon où il était sans être vraiment lui-même, c'est-à-dire comme un être indépendant, vivant et se mouvant par lui-même.

    Nyakuruba, la déesse aux gros yeux blancs comme deux gros cauris lavés, entendit-elle les doux appels au secours lancés par la vieille chenue ? Toujours est-il que la délivrance s’annonça. Maa-Ngala, dieu créateur, disjoignit les os du bassin de la parturiente. La tête du bébé, molle comme un œuf de sorcier (la tradition dit que le sorcier, quand il est surpris par un soma –antisorcier- pond un œuf tendre en signe de soumission), s’engagea la première, et ce qui restait du corps la suivit.

    Le petit Wangrin poussa le sempiternel vagissement pour annoncer son entrée dans ce monde déroutant où chacun vit au prix de mille et une indispositions et dont personne ne sortira vivant.
    L’enfant était drapé jusqu’aux épaules dans un tissu de chair blanc et léger,  souple et transparent. Sa tête en était également couverte, tout comme s’il portait un bonnet.
Les « petits frères (le placenta est dénommé « petits frères du nouveau né ») ne tardèrent pas à suivre.
    La vieille femme eut tout le mal du monde à couper le cordon ombilical reliant l’enfant à ses « petits frères ». Force fut pour elle d’aller quérir le père de Wangrin qui attendait, assis à l’ombre d’un grand fromager, qu’on lui apportât des nouvelles. Celles-ci pouvaient être soit très bonnes et doubles, soit bonnes et doubles, ou le contraire.
    La femme en travail est en effet traditionnellement considérée comme un combattant en première ligne.
Délivrée, on dit qu’elle a gagné la bataille. Si elle meurt en couches, on la considère comme tombée au champ d’honneur. La très bonne et double nouvelle, c’est la délivrance de la femme après accouchement d’un garçon. La bonne et double nouvelle, c’est la venue au monde d’une fille.
    La double et très mauvaise nouvelle, c’est la mort de la femme et d’un garçon qu’elle devait engendrer. La double et bonne nouvelle, c’est la mort de la femme et d’une fille qu’elle devait mettre au monde.
    Aussi, quand le père de Wangrin vit la matrone édentée se diriger vers lui avec une si grande hâte que ses orteils heurtaient et envoyaient au loin les objets placés sur sa route, il ôta vivement de sa bouche sa pipe en terre cuite et la tint dans la main gauche. La barbe relevée, les yeux écarquillés, la bouche à demi ouverte, il fixait la vieille femme. Avant même que cette dernière ne dît un mot, il tendit la main droite, paume ouverte (attitude traditionnelle en Afrique, de celui qui demande quelque chose, non sans inquiétude) vers la messagère et lui dit : « quelle nouvelle m’apportes tu ô vieille femme ? »
Très bonne et double, répondit la vieille. Mais ta présence est nécessaire, car mon couteau s’est émoussé sur le vaisseau qui unit ton bébé à ses petits frères. »
L e père de Wangrin se précipita dans sa maison d’homme (maison réservée au chef de famille où personne n’entre dans y être appelé. C’est en même temps un magasin et parfois un autel aux mânes des ancêtres). Il sortit son fétiche logé dans une peau de chat noir. Il tira de sa besace un sachet contenant une poudre végétale opérative et son couteau sacrificiel. Il suivit la vieille jusqu’à l’endroit où l’accouchée, impuissante, attendait avec une crainte poignante pour les jours de son bébé.
    Wangrin était né, mais il n’était point délivré. Que lui voulaient ses « petits frères » ? Nul ne sait.
    Le père entra dans la case-maternité. Il salua rapidement son épouse, puis se saisit d’une calebasse neuve qu’il remplit d’eau. Il y versa la poudre végétale. Puis il se mit à invoquer Nyakuruba et tous les dieux du  mariage et de la maternité. Il  crachota dans l’eau au fur et à mesure qu’il récitait les litanies rituelles. Quand il eut fini, il jeta dans la calebasse remplie d’eau son couteau sacrificiel. Quelques instants après, il le sortit tout ruisselant d’eau. D’un coup sec et précis, il coupa le cordon ombilical qui soudait Wangrin à ses « petits frères ».
    La vieille chenue se saisit des « petits frères ». Elle les enveloppa dans un morceau de pagne fait de bandes de coton assemblées. Elle mit dans le même paquet sept galettes de farine de mil, sept cauris (petits coquillages constituants la monnaie de l’époque), sept duvets de coton, sept noix de cola, sept petits cailloux blancs, une touffe de cheveux du nouveau né et, enfin, un morceau de bande de coton taché des premiers excréments et urines du bébé, puis elle alla enterrer le tout dans un lieu connu d’elle seule et de l’accouchée.



Publié dans accouchements

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